QUE LE SPECTACLE COMMENCE

Ben Holiday se rua sur le téléphone à la première sonnerie, se prit les pieds dans le tapis et, pour un peu, se serait cassé une jambe.

— Nom d’un… ! Allô ?

— Doc ? Je viens d’arriver, répondit la voix de Miles Bennett. Je suis en bas, dans le hall.

— Dieu soit loué ! soupira Ben avec un manifeste soulagement.

— Tu veux que je monte ?

— Je t’attends.

Ben raccrocha, se laissa choir sur le canapé et frotta sa cheville endolorie en grimaçant. Ce n’était vraiment pas le moment de se faire une entorse ! Enfin ! il était sauvé ! Cela faisait quatre jours qu’il attendait Miles. Quatre interminables journées passées dans cette prison dorée du Shangri-La, condamné à l’inaction alors qu’il bouillait d’impatience. Grâce au ciel, Miles avait tenu parole et envoyé l’argent dans un délai record. Ce qui lui avait au moins permis d’éviter de mourir de faim ou, pis, de se faire mettre à la porte de l’hôtel. Mais s’ils avaient pu sortir une heure ou deux de la chambre chaque jour, c’était bien le bout du monde ! Et encore ! Toujours de nuit, voire à l’aube ! Salica attirait décidément trop l’attention.

En outre, depuis qu’ils avaient quitté Landover, la sylphide n’était plus tout à fait la même.

Il lui jeta un coup d’œil en coin. Elle était allongée au soleil sur le balcon, dans le plus simple appareil. Elle s’exposait ainsi quotidiennement, quelquefois des heures durant, le regard tourné vers le désert, le visage offert aux rayons aveuglants, dans une immobilité catatonique. Il ne cherchait pas à comprendre. Apparemment, ces expositions prolongées lui faisaient du bien. Peut-être sa physiologie particulière – mi-animale mi-végétale – requérait-elle ce genre de traitement ? Toujours est-il qu’elle n’y avait pas dérogé depuis quatre jours. Elle n’en semblait pas moins étrangement amorphe et d’une pâleur préoccupante. Son teint, habituellement éblouissant, devenait cireux. Sa contagieuse énergie semblait s’être mystérieusement évaporée. Par moments, elle paraissait complètement désorientée. Ben se tourmentait à son sujet. Il en venait à se demander si l’atmosphère de ce monde ne lui était pas néfaste. Il n’avait plus qu’une hâte : retrouver Abernathy et le médaillon pour pouvoir rentrer à Landover au plus vite.

Il alla s’asperger le visage d’eau fraîche dans la salle de bains. Il dormait mal ces derniers temps. La tension, sans doute. Cette attente inactive lui portait sur les nerfs. Il s’essuya et s’examina dans la glace. Les cernes mis à part, il avait plutôt bonne mine. Il n’espérait quand même pas s’en tirer sans séquelles après trois nuits d’insomnie et soixante-douze heures à lire quatre ou cinq romans par jour pour tuer le temps et l’empêcher de devenir dingue à force de tourner en rond comme un lion en cage !

On frappa à la porte. Il jeta négligemment la serviette de toilette dans la baignoire et traversa la suite pour jeter un coup d’œil par le judas. Le visage poupin de Miles lui apparut, encore plus joufflu qu’à l’accoutumée. Il ouvrit la porte.

— Comment va, Doc ?

Ben lui serra la main avec chaleur. Ce sacré Miles !

Il n’avait pas bougé : toujours cette allure d’ours en peluche déguisé en homme d’affaires, toujours ce même sourire jovial, ce même teint rubicond !

— Tu as l’air en pleine forme, Miles.

— Et toi, tu as tout d’un de ces fils à papa à la manque ! répliqua Miles en riant. Survêt et Nike, petite escale au Shangri-La, histoire de se détendre un peu, en attendant une virée nocturne dans les casinos de Las Vegas ! Sauf que tu es trop vieux pour le rôle. On peut entrer ?

— Bien sûr, entre, entre ! (Ben s’effaça pour laisser passer son fidèle associé, jeta un coup d’œil de droite et de gauche dans le couloir et referma la porte.) Mets-toi à l’aise ! Prends un siège !

Miles déambula dans le salon – jaugeant le luxueux mobilier, lorgnant vers le bar, qui lui arracha un sifflement admiratif – et, tout à coup, s’arrêta net.

— Bonté divine, Doc ! jura-t-il en apercevant Salica par la baie vitrée.

— Nom d’un chien !

Ben avait complètement oublié de prévenir la sylphide. Il se précipita dans la chambre, puis sur le balcon pour jeter un peignoir sur ses épaules. Salica leva un regard interrogateur, les yeux perdus dans le vague.

— Miles vient d’arriver.

Elle se redressa et s’enveloppa dans le peignoir pour accompagner Ben jusqu’au salon. Toujours pétrifié au milieu de la pièce, Miles plaquait sa mallette de cuir contre sa poitrine, comme un bouclier.

— Miles, je te présente Salica.

Miles sembla brusquement se rappeler aux convenances.

— Oh ! Ah oui ! Heu… Enchanté de faire votre connaissance heu… Salica, bredouilla-t-il.

— Salica vient de Landover, Miles. C’est-à-dire du monde où je vis maintenant. C’est une sylphide.

— Une quoi ?

— Une sylphide, la fille d’un ondin et d’une nymphe des bois.

— Ah oui, bien sûr ! s’exclama Miles, avec un sourire figé. Mais… elle est verte, Doc ! ajouta-t-il à voix basse.

— Ben oui ! Toi, tu es blanc ; elle, elle est verte. C’est sa pigmentation naturelle, expliqua Ben, subitement mal à l’aise. Dis-moi, et si nous nous asseyions confortablement pour jeter un œil sur ce que tu nous as apporté ?

Miles hocha la tête. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de la sylphide. Salica lui fit un petit sourire, puis s’éclipsa date la chambre.

— Tu sais quoi, Doc ? Heureusement que je suis venu et que je peux voir un truc pareil de mes propres yeux, parce que tu m’aurais raconté ça au téléphone, je te faisais interner illico !

— Je n’aurais vraiment pas pu t’en vouloir, vieux.

Ben s’assit sur le canapé et, d’un geste, invita Miles à faire de même.

— Une sylphide, hein ? (Miles secouait la tête, perplexe.) Alors, finalement, toute cette histoire de monde magique, de dragons et de créatures surnaturelles, ce n’était pas du pipeau ! C’est ça, hein, Doc ? Tout ce que disait cette annonce était donc vrai ?

Ben soupira.

— En grande partie, oui.

— Par saint Joseph ! (Miles vint prendre place à côté de lui, s’assit lentement et lui jeta un regard soupçonneux.) Tu ne me monterais pas un bateau, par hasard ? C’est pas des blagues, hein ? Non. Vu ta tête, c’est clair que non. Mais, bon sang ! cette fille ! Elle est… Enfin, elle est… magnifique… différente… incroyable, quoi ! Le genre de créature que tu imagines quand tu es gosse, dans les contes de fées. Sapristi, Doc !

— Je sais, fit Ben, laconique. Mais, si tu le veux bien, on pourra reparler de tout ça plus tard. Pour l’instant, j’aimerais plutôt qu’on en vienne à ce que je t’ai demandé. As-tu réussi à dégotter quelque chose ?

Miles avait malgré lui tourné les yeux vers la porte ouverte de la chambre. Salica ôtait son peignoir pour aller prendre une douche.

— Heu… oui, oui, répondit-il, évasif, en déglutissant avec peine. (Il ouvrit sa mallette et en sortit une chemise cartonnée.) Tiens, c’est ce que mes enquêteurs ont trouvé sur Michel Ard Rhi. Ah ça ! Pour être un curieux personnage, c’est un curieux personnage ! Jette un œil ! Tu vas tout de suite comprendre.

Ben ouvrit le dossier et se mit à en parcourir rapidement le contenu. La première page donnait une biographie succincte : « Lieu de naissance, parents, âge : inconnus. Homme d’affaires de son état ; grosse fortune investie en majorité dans le privé, pesant approximativement deux cent vingt-cinq millions de dollars. Lieu de résidence : Woodinville (État de Washington) – Washington ? – dans un château acheté en Grande-Bretagne, démonté pierre par pierre, convoyé par bateau et reconstruit à l’identique. Célibataire. Sport, activité extra-professionnelle, passe-temps favori : néant. Club ou association : néant. »

— Pas grand-chose à se mettre sous la dent pour l’instant.

— Continue.

À la seconde page, le personnage prenait tournure. Michel Ard Rhi entretenait une milice privée. Il avait financé plusieurs mouvements révolutionnaires aux quatre coins du globe. Il possédait des parts dans certaines institutions bancaires, dans les plus importantes industries d’armement et même dans de grosses entreprises à capital étranger. On laissait entendre qu’il pouvait fort bien tremper dans des affaires plus ou moins louches, mais aucune preuve formelle ne permettait de l’affirmer. Il avait fait l’objet de plusieurs chefs d’accusation, ayant trait pour la plupart à des histoires de fraudes ou d’atteintes à la sécurité de l’État. Il y avait bien aussi quelque chose à propos de cruauté envers les animaux ; mais il n’avait jamais été condamné, faute d’évidences probantes. Il voyageait énormément, toujours avec ses gardes du corps et toujours en limousine ou jet privé.

Ben referma le dossier.

— État de Washington, hein ? Je n’y comprends plus rien. J’étais pourtant sûr que c’était bien à Las Vegas que nous…

— Une seconde, Doc ! Ce n’est pas tout, l’interrompit Miles en fouillant dans sa mallette. J’ai reçu ça hier. Ça me paraît un peu tiré par les cheveux, mais il se pourrait qu’il y ait un lien avec ce Ard Rhi de Woodinville. (Il lui tendit un simple feuillet dactylographié.) Les enquêteurs me l’ont balancé hier soir, quand je leur ai dit que je voulais mettre la main sur tout ce qu’ils pouvaient trouver au sujet d’un chien qui parle. Apparemment, il y en a un qui a des accointances dans la presse à scandale. Écoute-moi ça ! Un certain Mr. Davis Whitshell de Woodinville, dans l’État de Washington – donc le même bled, on est d’accord –, aurait essayé de faire payer cent mille dollars au Hollywood Eye pour une interview exclusive et une session de photos avec un chien qui parlerait comme toi et moi !

— Abernathy !

— Possible, fit Miles en haussant les épaules avec une moue dubitative.

— Ont-ils donné le nom du chien ?

— Non, juste celui du type en question. Ce serait un dresseur de chiens, une sorte de saltimbanque qui ferait dans le spectacle. En tout cas, il vit effectivement à Woodinville, exactement là où le susnommé Ard Rhi a fait reconstruire son château fort. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Ben se redressa et, s’appuyant des coudes sur les genoux, posa le menton sur ses mains croisées pour réfléchir.

— Je dis que, pour une coïncidence, c’est une sacrée coïncidence ! Et si ce n’en est pas une, je me demande ce qu’Abernathy fait avec ce Whitshell. Pourquoi n’est-il pas avec Ard Rhi, plutôt ? Et qu’est-ce que Salica et moi faisons à Las Vegas, si ceux que nous cherchons sont à Woodinville ? Questor aurait-il encore fait des siennes et nous aurait-il expédiés dans le Nevada par erreur ? Bon sang ! Ça ne m’étonnerait pas ! Encore heureux qu’il ne nous ait pas parachutés en plein Pacifique ! (Ben monologuait, enchaînant questions et réponses sans reprendre haleine, sous le regard ahuri de son associé. Il sourit.) Ne t’inquiète pas ! J’essaye juste d’y voir un peu plus clair dans tout ce galimatias. En tout cas, tu as fait du sacré bon boulot, Miles ! Merci.

— De rien, mon vieux, fit Miles en haussant une fois de plus les épaules. Maintenant, aurais-tu l’obligeance d’éclairer ma lanterne ? Qu’est-ce qui se passe ici, exactement ?

Ben dévisagea son ami un long moment avant de répondre.

— Je peux toujours essayer. Ça ne va pas être simple, mais tu as bien mérité quelques explications. Tu veux siroter un petit verre de Glenlivet pendant que nous continuons cette conversation ?

Miles avala un premier whisky, puis un deuxième, puis un troisième, pendant que Ben s’efforçait de lui exposer les données du problème. Ce qui, bien évidemment, nécessitait quelques informations de base sur Landover. Il commença par une description du royaume, puis, de digression en digression, finit par lui raconter toute l’histoire. Oh ! pas en détail, bien sûr ! Et en omettant quelques épisodes – inutile d’inquiéter son ami en lui narrant ses plus périlleuses mésaventures ; mais il aurait sans doute parlé jusqu’au matin si Salica – après avoir revêtu une tenue décente – n’était venue se joindre à eux.

Ben appela la réception pour faire monter un dîner pour trois. Peu à peu, Miles sembla s’accoutumer à la présence de la sylphide et vice versa. Finalement, ils parvinrent à entamer une conversation de bon aloi entre gens civilisés. Cependant, la majeure partie du discours de Miles déconcertait la sylphide et la majeure partie du discours de Salica laissait Miles sans voix. Cela dit, vu les circonstances, ils ne s’en sortaient pas trop mal. La soirée s’étirait, la plupart des questions obtenaient des réponses et les enseignes du boulevard commencèrent à éclabousser les façades des casinos et autres attractions nocturnes, dans l’indifférence générale.

Finalement, Salica se retira dans la chambre et laissa les deux complices entre hommes. Ben servit un cognac à son vieil ami et se proposa de lui tenir compagnie. Les bons moments étaient trop rares dans la vie ! Ils approchèrent deux fauteuils de la baie vitrée et s’installèrent pour contempler confortablement les lumières de la Babylone du jeu.

— Au fait, tu sais où dormir ? demanda Ben, au bout d’un long moment de silence. Je n’ai même pas pensé à te réserver une chambre.

Miles opina, le regard vague.

— Oui, oui ! Un ou deux étages en dessous. Avec la plèbe ! J’avais fait réserver la chambre en même temps que le billet d’avion.

— À propos ! J’y pense. Il faut que j’appelle l’aéroport pour le vol de demain.

— Washington ?

Ben fit oui de la tête, avant de se diriger vers le téléphone.

— Où diable peut bien se nicher Woodinville ? demanda-t-il en décrochant le combiné.

— Au nord de Seattle. (Miles s’étira en écrasant un bâillement.) Réserve trois places, pendant que tu y es.

Ben se figea, puis reposa lentement le combiné.

— Attends un peu ! Tu n’envisages tout de même pas de m’accompagner ?

Miles soupira.

— Bien sûr que si ! Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais bien gentiment retourner chez moi, juste au moment où ça devient intéressant ? Et puis, d’ailleurs, tu as besoin de moi. Tu n’as plus les relations que tu avais autrefois. Moi si. Et je ne parle même pas de carte de crédit et autres contingences matérielles.

Ben secouait la tête.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Miles. Cette affaire peut très mal tourner. Ça peut être dangereux. Qui sait ce que ce Michel Ard Rhi nous réserve ? Franchement, je…

— Doc ! Je viens, point final. Passe donc ce coup de fil.

Ben jeta l’éponge, réserva trois places sur le premier vol du matin et revint s’asseoir dans son fauteuil. Miles regardait toujours les lumières de la ville par la baie vitrée, rêveur.

— Tu te souviens quand on était gosses et qu’on se racontait toutes ces histoires ? Tu te rappelles les univers fabuleux qu’on s’inventait ? Eh bien, tu vois, j’étais en train de me dire que tu étais un sacré petit veinard d’en avoir trouvé un pour de bon, Doc. Te rends-tu compte que tous les pauvres bougres que nous sommes doivent faire avec le monde dans lequel ils sont nés ? (Il hocha la tête.) Tous, sauf toi, Doc. Toi, tu vis ce que les autres ne font que rêver.

Ben ne répondit pas. Miles et lui ne pouvaient pas voir les choses de la même façon. Ils ne partageaient plus la même réalité. Landover était sa réalité à lui ; Miles n’avait de réalité que celle de ce monde-ci. Il se remémora avec quelle énergie du désespoir il avait désiré vivre ce qu’il vivait maintenant depuis deux si brèves années. Il l’avait oublié. Ce petit retour en arrière lui permettait de mieux mesurer le chemin parcouru. Cela ne lui faisait pas de mal.

— Oui, tu as raison. J’ai vraiment de la chance.

Ils sirotèrent leur cognac en silence, s’abandonnant à la ronde de leurs rêves respectifs, le regard perdu dans les profondeurs de la nuit.

Le vol PSA 726 au départ de Las Vegas décollait à sept heures cinquante-huit pour Seattle, avec une petite escale à Reno. Ils arrivèrent en avance à l’aéroport, patientèrent dans une salle d’embarquement déserte, puis s’approprièrent trois fauteuils à l’arrière de l’avion, par mesure de discrétion. Ben avait demandé à Salica de s’attacher les cheveux, de se coiffer d’un foulard, de s’enduire le visage avec le fond de teint le plus couvrant qu’il ait pu trouver – la vendeuse avait dû le prendre pour un travesti ! Cela dit, à Las Vegas, personne ne s’étonnait plus de rien, et de se vêtir de façon que pas le moindre centimètre de peau ne soit visible. Ce qui ne l’empêchait pas pour autant de ressembler à une attraction ambulante ! Il avait dû tomber dans l’excès inverse ! Mais il y avait bien plus grave : Salica semblait plus léthargique que jamais. Ses forces l’abandonnaient comme l’eau s’échappe des mains qui tentent vainement de la retenir.

L’avion venait de quitter la piste de Reno. Miles somnolait. La sylphide en profita pour se pencher vers son compagnon.

— Je sais ce qui ne va pas, Ben, chuchota-t-elle d’une voix éteinte. Il faut que je plonge mes racines dans la terre. J’ai besoin de ses richesses. Il faut absolument que je puisse laisser la transformation s’opérer. C’est vital, Ben. Sinon je vais dépérir. C’est pour cette raison que je suis si faible. Je suis désolée, Ben, mais je n’ai pas le choix.

Il hocha la tête et la serra dans ses bras. Il n’avait plus pensé à cette mystérieuse métamorphose qui se renouvelait tous les vingt jours. Peut-être l’avait-il même inconsciemment éludée, quand il avait accepté qu’elle fasse ce voyage dans l’autre monde avec lui. Peut-être avait-il escompté, en refusant d’y songer, que le problème se résoudrait de lui-même. Mais le cycle arrivait manifestement à son terme. Il devait se rendre à l’évidence : si Salica ne subissait pas la phytomorphose qu’exigeait sa physiologie, elle allait littéralement s’étioler.

Pourtant, comment son organisme allait-il réagir au contact d’un sol terrien ?

Il préférait ne pas y penser. Il se sentait tellement dépassé par ces étranges phénomènes surnaturels ! Et si impuissant ! Qu’aurait-il pu faire, maintenant qu’ils étaient piégés dans ce monde, condamnés à l’exil jusqu’à ce qu’il retrouve Abernathy et récupère le médaillon ?

Il poussa un profond soupir, serra la main gantée de sa compagne dans la sienne et se cala dans son fauteuil. Encore un jour, un seul, se promit-il en silence. D’ici ce soir, il serait parvenu au bout de ses peines ; il aurait frappé à la porte de Davis Whitshell et sa quête serait achevée.

Quand le téléphone sonna, Davis Whitshell prenait son petit déjeuner dans la cuisine. Il repoussa son bol de céréales et se précipita dans le salon. Abernathy le surveillait par l’entrebâillement de la porte. Ils étaient seuls dans la maison. Alice Whitshell était partie chez sa mère depuis trois jours. Les chiens savants, passe encore ! Mais un chien qui parle, ça, c’était hors de question ! « Je ne remettrai pas les pieds ici tant que ce ch… cette créature n’aura pas vidé les lieux ! » s’était-elle écriée, avant de claquer la porte.

« On ne s’en portera que mieux », avait conclu Whitshell. Comment pouvait-on faire correctement les choses avec une femme qui laissait la « télé » allumée en permanence et « jacassait comme un perroquet » ?

Abernathy ne voyait pas vraiment le rapport. Tout ce qu’il comprenait c’est que, pour ce qui était de rejoindre la Virginie, il n’avait pas avancé d’un pouce. Il n’était guère plus près de son but qu’au premier jour. En dépit des assurances répétées de son hôte, il commençait à se poser des questions.

Whitshell venait de décrocher. Abernathy dressa l’oreille.

— Davis Whitshell, j’écoute. (Un silence.) Oui, Mr. Stern. Comment allez-vous ? Huh. Huh. Parfait. (À sa voix, il semblait très excité.) Ne vous inquiétez pas, j’y serai !

Davis reposa le combiné, se frotta les mains, jeta un coup d’œil en direction de la chambre d’Abernathy, puis décrocha le téléphone.

— Blanche ? chuchota Whitshell. Passez-moi Alice, s’il vous plaît. Oui, merci. (Il attendit.) Alice ? Écoute, je n’ai pas le temps de te parler longtemps. Je viens juste de recevoir un appel du Hollywood Eye. Oui ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? Le Hollywood Eye ! Tu te rends compte ? Tu croyais que j’étais cinglé, hein ? Cent mille dollars pour l’interview, deux ou trois photos et ouste ! Notre petite affaire terminée, je colle le clébard dans le premier avion, je lui souhaite bonne chance et tout redevient comme avant. Enfin ! Avec un paquet de pognon en plus et une publicité de tous les diables ! Le canard aura l’exclusivité, mais tu penses bien que tous les magazines ne vont pas manquer de repiquer la nouvelle. On ne parlera plus que de ça de New York à San Francisco ! Je vais crouler sous les contrats ! On sera riches et célèbres, ma grande ! Les économies de bouts de chandelle, racler les fonds de tiroir, c’est fini ! On va jouer dans la cour des grands ! (Silence.) Mais bien sûr que c’est sans danger ! Bon, il faut que j’y aille. On se rappelle, O.K. ?

Il raccrocha, retourna dans la cuisine, puis ressortit pour se diriger vers la chambre d’amis. Abernathy hésita une seconde, referma la porte, courut vers le lit, s’allongea et fit semblant de dormir.

Whitshell frappa, puis passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Abernathy tourna vers son hôte un regard flou qui se voulait vaguement interrogateur.

— Je sors une minute, l’informa Whitshell. Vous savez, ce type qui devait nous aider à réunir l’argent pour le voyage, il vient de m’appeler de l’hôtel en bas de la rue. Il veut me voir. Ensuite, on reviendra ici pour le petit entretien dont je vous ai parlé. Une simple formalité, hein ! Après ça, avec le fric que vous mettrez au bout, on sera prêts pour le décollage. Vous feriez peut-être mieux de vous habiller.

Abernathy battit des paupières et se redressa.

— Êtes-vous sûr que tout cela soit bien nécessaire, Mr. Whitshell ? Je ne suis guère de nature expansive. Répondre aux questions d’un inconnu me met plutôt mal à l’aise. De plus, je crains que Sa Maj… Heu, que mon ami n’apprécie pas vrai…

— Ah ! Revoilà cette histoire de « Majesté » ! coupa Whitshell. Qui c’est celui-là, d’abord ? (Comme Abernathy ne répondait pas, il secoua la tête avec une moue dépitée.) Écoutez, si nous refusons de parler à la personne en question – celui qui a l’argent – nous n’aurons pas un dollar. Et si nous n’avons pas un dollar, nous ne pourrons pas acheter le billet pour la Virginie. Comme je vous l’ai déjà dit, l’argent que vous a donné Élisabeth n’y suffira pas.

Abernathy hocha la tête, sans conviction. Il commençait à douter de tout, même de ça.

— Combien de temps devrai-je encore attendre, avant de partir ?

Whitshell haussa les épaules.

— Un jour. Peut-être deux. Un peu de patience ! Nous touchons au but.

Abernathy songeait qu’il avait déjà déployé des trésors de patience, mais se tint coi. Il se leva et se dirigea vers la salle de bains.

— Je serai prêt quand vous reviendrez, promit-il.

Whitshell tourna les talons, entra dans le salon pour prendre ses clefs de voiture, donna une petite tape amicale à Sophie au passage, sortit par la porte de derrière et monta dans son vieux camion. Abernathy savait qu’on se servait de lui, mais que pouvait-il y faire ? Il n’avait aucun recours, personne vers qui se tourner, nulle part où aller. Il pouvait seulement espérer que Whitshell tiendrait parole.

Il rejoignit le salon et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le camion recula dans l’allée, puis tourna à droite.

Il ne remarqua pas la camionnette noire garée le long du trottoir d’en face.

Quelque part, au fond du couloir, la vieille pendule égrenait méthodiquement ses minutes dans le silence de la maison désertée. Abernathy se tenait devant le miroir de la salle de bains et se regardait. Cela faisait quatre jours qu’il s’était enfui de Graum Wythe et Landover lui semblait toujours aussi inaccessible. Il soupira et se lécha la truffe. Si cet entretien ne donnait pas le résultat escompté, il ne lui resterait plus qu’à dire au revoir à Davis Whitshell et à se rendre en Virginie par ses propres moyens. Que pourrait-il faire d’autre ? Le temps lui filait entre les doigts et il lui fallait bien restituer le médaillon à Sa Majesté.

Il lustra méticuleusement son pelage et s’inspecta une dernière fois dans le miroir. Il avait fière allure, meilleure mine qu’à son arrivée ici, indubitablement. Trois repas équilibrés et huit heures de sommeil par jour vous remettaient un homme sur pied aussi sûrement qu’un sort de Guérisseur !

Il s’essuya distraitement les pattes. Quel dommage que Mrs. Whitshell ait jugé nécessaire de s’en aller ainsi ! Il ne parvenait pas à comprendre ce qui l’avait contrariée à ce point…

Il crut entendre un craquement et se retourna.

Un jet de liquide paralysant l’atteignit en pleine face. Il chancela, le souffle coupé. On lui passa une corde autour du museau. On lui enfourna la tête dans un sac. Il fut soulevé de terre, puis porté à dos d’homme. Il se débattit faiblement. Les mains qui le retenaient l’enserraient comme les mâchoires d’un étau. Il entendit des chuchotements, un bruit de porte que l’on ouvrait puis que l’on refermait. Il tordit le cou vers l’avant et, par l’ouverture du sac, distingua une camionnette noire. Les portières arrière étaient largement ouvertes. On le jeta à l’intérieur. Les portières claquèrent.

Il ressentit tout à coup une vive douleur à la nuque et plongea dans un trou noir.